« Les pays qui (…) ne cherchent qu’à aplatir leur courbe au lieu d’arrêter complètement la propagation ne font que jouer avec la vie des gens et seront sans doute pris dans des cycles de confinement-déconfinement qui détruiront l’économie », écrivait celle qui est aussi la fondatrice du programme Global Health Governance dans un article prophétique publié au mois d’avril par The Guardian.
Une stratégie loin d’être facile à appliquer à l’échelle d’un pays aussi vaste que la France, mais dont le gouvernement de Jean Castex n’a jamais semblé vouloir prendre la voie. Gardant, au contraire, un œil attentif sur les courbes hospitalières plutôt que sur celles des contaminations. « L’indicateur-roi pour le gouvernement reste le taux d’occupation des lits d’hôpitaux, et en particulier celui des lits de réanimation, facteur qui a semblé dicter presque toutes les décisions, nous expliquait le sociologue François Dedieu il y a quelques jours. Cette hypothèse pourrait expliquer pourquoi on se retrouve toujours au pied du mur avec un confinement inévitable : on prend plus en considération les indicateurs des conséquences que ceux des causes – à savoir les clusters, les contaminations. »
L’échec du pari de l’immunité collective
Le paradoxe est que l’adoption d’une stratégie dite de « vie avec le virus » a poussé certains à se demander, avec plus ou moins d’embarras, si celle des personnes âgées et vulnérables ne valait finalement pas la peine d’être « sacrifiée » au profit de l’activité économique. Un discours à l’origine réservé à la frange la plus radicale du Parti républicain américain (en mars, le gouverneur du Texas Dan Patrick assurait carrément être lui-même « prêt à mourir » pour sauver « l’avenir économique » de ses petits-enfants), avant d’infuser dans une partie des pays européens ces derniers mois, notamment sur les plateaux de télévision.
Visiblement très inquiet face à la montée en puissance de cette rhétorique, le président de l’Ordre des médecins Patrick Bouet sortait de son habituel silence médiatique en septembre dernier, lançant « une mise en garde solennelle contre une rupture philosophique inacceptable » dans les colonnes du Journal du Dimanche. « On entend aussi ce discours dans une partie du milieu culturel français, chez les Yann Moix, Sylvain Tesson, Alexandre Jardin. C’est un mélange d’eugénisme d’extrême droite et d’infantilisme nombriliste », tranche Christian Lehmann d’un ton amer.
Plus nuancé, le sociologue Daniel Bénamouzig, membre du Conseil scientifique et chercheur au CNRS, attire l’attention sur une éventuelle « rupture sur le plan des valeurs », qui ferait passer la société française d’un « schéma dominant depuis la Seconde guerre mondiale, qui consiste à protéger les plus vulnérables et les plus faibles » à « un autre schéma, plus utilitariste voire un peu darwiniste, où l’on considère que ce n’est pas pour sauver une personne de 80 ans que l’on doit faire quelques sacrifices ». Cette dernière idée ne se résume cependant pas à l’économie, comme il l’expliquait le 20 novembre dernier dans le cadre d’une conférence en ligne : « L’utilitarisme tel qu’il est formulé au XIXe siècle par des auteurs comme John Stuart Mill favorise l’augmentation globale de l’utilité de la collectivité, quitte à sacrifier l’utilité de certains agents économiques. Cela s’oppose à d’autres types de conceptions philosophiques [actuellement dominantes], où l’on considère qu’on ne peut pas additionner les utilités de chaque individu, parce que chacun a une propre valeur pour lui-même et que cela n’a pas de sens de raisonner dans des termes aussi agrégés. »
En l’occurrence, là où elle est devenue « acceptée » sur le plan éthique, une telle position ne semble pas assurer une résilience économique particulièrement probante. De ce point de vue, la stratégie sanitaire suédoise livre en ce moment même des enseignements dramatiques. Rare pays à s’être refusé au confinement au printemps malgré une flambée de cas locaux, la nation scandinave est aujourd’hui confrontée à une deuxième vague particulièrement virulente et inattendue. Cette dernière pousse son gouvernement à durcir peu à peu ses recommandations… tout en devant gérer, bon an mal an, la dégringolade de 8,6 % de son PIB au deuxième trimestre 2020. Un chiffre largement supérieur à ceux de ses voisins comme le Danemark (-7,4 %) ou la Finlande (-3,2 %), qui avaient mis en place des mesures beaucoup plus restrictives plus tôt cette année et contrôlent aujourd’hui largement la circulation du virus sur leurs territoires.
Source: Usbek & Rica – « La santé contre l’économie » : casse-tête insoluble ou faux dilemme ?