Tester l’ensemble de la population française en même temps, c’est une idée souvent défendue par certains épidémiologistes, comme Catherine Hill : «Il ne suffit pas de confiner pour confiner, il faut confiner pour tester tout le monde, affecter les moyens nécessaires pour une campagne de dépistage de masse et arriver à tester l’ensemble de la population en deux semaines.» En Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, président de la région, annonce vouloir tester les huit millions de personnes présentes sur son territoire : «La Slovaquie l’a fait, l’Autriche, qui compte autant d’habitants que nous, le fait. Nous avons décidé de montrer que c’était possible.» Et dans le Journal du dimanche, on apprend que le président de la République aurait été convaincu par Jacques Attali et une vingtaine de scientifiques de lancer une opération de tests massifs. Professeur d’épidémiologie et de santé publique à l’université de Versailles-Saint-Quentin, Mahmoud Zureik, 54 ans, a évalué pendant vingt ans en tant que directeur de recherche à l’Inserm et professeur d’université de nombreuses études épidémiologiques de terrain, dont la réussite ou l’échec a dépendu essentiellement de leur faisabilité :

«Tester très massivement, tester la totalité de la population, est théoriquement une stratégie séduisante et offre la meilleure solution pour savoir qui est et qui n’est pas porteur du virus. Mais cette stratégie est totalement impraticable en France, et dans beaucoup d’autres pays.

«Ce qui est sûr, c’est qu’il faudrait tester plus, en profitant de l’arrivée des tests antigéniques (dont les résultats sont plus rapides) et des tests salivaires (qui nécessitent un plus faible investissement et sont à la portée d’une entreprise, d’un établissement, d’une école), mais avec une stratégie efficace pour ne pas répéter les erreurs des tests PCR. Au lieu de tester massivement toute la population, il conviendrait de tester à grande échelle mais en ciblant intelligemment les endroits à haut risque de contamination (les universités, les lycées, les entreprises, les Ehpad…).

«Tester toute la population, aucun grand pays n’envisage de le faire. La Slovaquie a testé quatre millions d’habitants en mettant à contribution 45 000 personnes. A l’échelle de la France, il faudrait 700 000 personnes mobilisées ensemble pour une durée qui ne sera pas courte. La Chine a testé 10 millions de personnes à Wuhan… en dix-sept jours… Combien de temps serait nécessaire en France pour tester la population ? La question elle est vite répondue… Sur la base d’une population de 67 millions, et en considérant une efficacité similaire à la Chine, il faudrait donc presque quatre mois !

«Et supposons qu’on adopte cette stratégie, quelle en serait l’utilité ? Les tests seront-ils obligatoires ? Que fait-on après ? Comment isole-t-on toutes les personnes positives, leurs contacts ? Il suffit d’observer les difficultés actuelles à tracer et à contacter au-delà de quelques milliers de personnes. Et enfin, à quel rythme va-t-on répéter cette opération ?

«Car pendant ces quatre mois, le virus continuerait de diffuser, les personnes infectées mais non détectables ou détectées pendant leur période d’incubation (environ trois jours après l’infection) risquent de passer à travers les mailles du filet.

«Et enfin, quelle que soit la qualité des tests utilisés, leur efficacité dépend de l’intensité de circulation du virus. On risque d’avoir beaucoup plus de faux positifs que de vrais positifs quand la circulation est faible (même avec une excellente spécificité des tests). D’où la nécessité absolue de tester dans des endroits à fort risque de circulation du virus au lieu de tester à tout va. L’avantage est aussi de pouvoir répéter régulièrement les tests dans ces lieux potentiels de contamination. Ceci ne s’oppose pas à tester régionalement dans des zones géographiques très limitées quand le nombre de malades y est élevé.

«Autre point crucial, la préparation de la campagne de vaccination est très importante et demande une mobilisation à tous les niveaux. La France a-t-elle les moyens de mener simultanément plusieurs opérations de grande envergure ? Ne risquons-nous pas de rater les deux ? Même rater les trois stratégies car tester sélectivement et intelligemment est nécessaire.

«Un mot enfin sur les méthodes : Jacques Attali a fait du lobbying avec 20 scientifiques directement auprès d’Emmanuel Macron. Le ministère de la Santé, initialement catégoriquement opposé… commence à réfléchir sur le sujet. On comprend facilement que l’Elysée est intervenu !

«Mais quel est l’avis du Conseil scientifique ? Quel est l’avis des experts auprès du ministère de la Santé ? Quel est l’avis du Haut Comité de santé publique ? Quel est l’avis de Santé Publique France ? Quel est l’avis de ceux et celles qui ont l’expérience de mettre en place des enquêtes de terrain ? Les personnes citées dans l’article n’ont jamais mis en place des enquêtes de cette nature, y compris Catherine Hill qui a, à plusieurs reprises, affirmé qu’elle analyse juste des données existantes. En Allemagne, le virologue Christian Drosten, principal conseiller de la chancelière Angela Merkel, s’est interrogé publiquement sur la pertinence de l’approche slovaque et un grand nombre de scientifiques partagent ce questionnement.

«Je pense que cette stratégie est vouée à l’échec. Elle serait un fiasco avec un gâchis énorme d’argent et de moyens. Et le pire, c’est le risque d’impacter l’opération de vaccination et la stratégie de tests ciblés. Si c’est le cas, on aurait tout perdu…»

 


Christian Lehmann médecin et écrivain