L’exécutif français n’a pas tenu compte des alertes émises en début d’année par les professionnels de santé face au haut niveau de circulation du SARS-CoV-2 et à la propagation de nouveaux variants. Il a développé une rhétorique du temps gagné pour justifier de ne pas mettre en œuvre un confinement qui permettrait de rompre la circulation virale. Le député Stanislas Guerini a ainsi argué sur Twitter des “semaines de vie” qui auraient été gagnées. Mais de quelle vie parlons-nous ?
A la critique qui lui a été faite de ne pas avoir pris de mesures fortes de cassure de la haute circulation virale fin janvier, l’Elysée a répondu avoir pris la bonne décision. Il attribue les nouvelles mesures appliquées dans 16 départements à partir du 20 mars, à l’évolution de la situation due aux effets des nouveaux variants, “que les autorités ne pouvaient pas prévoir”. Emmanuel Macron a ainsi déclaré : “Le maître du temps, c’est le virus, malheureusement”.
Pourtant, la dégradation de la situation sanitaire avait été modélisée par les épidémiologistes. La probable plus grande transmissibilité et infectiosité des nouveaux variants avaient également été soulignées par les épidémiologistes et les infectiologues. L’hypothèse de sa plus forte virulence et létalité avait aussi été avancée par les scientifiques.
Il était donc parfaitement possible d’anticiper. L’absence de certitude absolue sur la cinétique à venir de l’épidémie n’était quant à elle pas un motif d’inaction préventive recevable, comme le rappelle le principe de précaution, par ailleurs inscrit dans la Constitution française depuis 2005. En outre, l’incertitude n’était pas si grande, et le risque était calculé comme hautement probable.
Mais l’exécutif s’est enfermé en janvier dans une opposition factice, entre le politique d’un côté et le scientifique de l’autre. La revendication de l’exercice du pouvoir s’est traduite par le refus de prendre en considération les connaissances scientifiques, comme s’il s’était agi de “reprendre la main” face aux scientifiques.
Mais choisir telle ou telle mesure face à une pandémie, qui affecte la vie quotidienne de millions d’habitantes et d’habitants, les liens familiaux et amicaux, les activités économiques, les conditions sociales, les activités éducatives et culturelles, le nombre de malades et de morts, les structures de santé, etc., est une décision éminemment politique. La question n’est pas de savoir qui, du politique ou du scientifique, prend les décisions. Elle est de savoir si, en prenant ses décisions, le politique s’appuie sur les travaux des scientifiques ou non.
Ne pas en tenir compte est une forme d’aveuglement, que celui-ci relève de l’ignorance qui croit mieux savoir ou de la vanité du chef – la première pouvant tout à fait procéder de la seconde. Mais le réel n’a cure de l’aveuglement et de ses motifs : il est. Et, comme annoncé par les scientifiques, la troisième vague de l’épidémie a pris forme.
Quoi qu’il puisse en rêver, le politique n’est pas tout-puissant, et il n’y a pas à attendre qu’il le soit. Mais il ne peut se réfugier derrière l’impuissance quant au temps, dont le virus serait seul maître, alors qu’il n’a cessé de perdre du temps en refusant d’anticiper, tout en déployant une rhétorique absurde du temps gagné.
Au moment du deuxième déconfinement et de l’instauration des couvre-feux, les niveaux de circulation virale, d’hospitalisations et de décès restaient très élevés. Le confinement allégé n’avait pas et ne pouvait pas produire les mêmes effets que le premier confinement. Il était alors impossible de contrôler l’épidémie en permettant un large desserrement des restrictions et une reprise, même progressive, de la vie ordinaire. Depuis mi-décembre, les Françaises et les Français n’ont au mieux qu’une vie partielle rythmée pratiquement par le seul travail et l’inquiétude des clusters à l’école, quand ce n’est pas par l’angoisse du chômage et l’accroissement de la précarité alors que des pans entiers de l’économie sont en berne. Le temps qui passe à attendre de longs mois que la couverture vaccinale soit suffisante pour permettre de revivre enfin, est un temps qui n’en finit pas de durer. Ce temps a aussi été celui du maintien de la circulation virale à un haut niveau avant même que le variant dit britannique ne devienne largement majoritaire, et qui lui a permis de le devenir. Il est celui de l’accumulation constante des malades dont une partie en souffrira longtemps, d’intubations en nombre qui vont laisser des séquelles durables chez les survivantes et survivants des réanimations, de l’amoncellement des morts par dizaines de milliers, dont certaines et certains osent justifier le sacrifice au nom de la non-vie qui est la nôtre depuis des mois.
Le virus n’est pas le maître de ce temps-là. La responsabilité en incombe aux décisions politiques reposant sur la doctrine du “vivre avec le virus” et sur l’ignorance qui croit mieux savoir. Vivre avec le virus, ce n’est pas vivre. Se contenter d’attendre pendant de longs mois la vaccination de dizaines de millions de personnes, c’est faire le choix du temps interminable qui mine la vie dans toutes ses dimensions et qui compte les morts. Le “temps gagné” n’est pas celui de la vie.